ñ.388
Êðèñòèí Êîññàèôè (Ñåâð, Ôðàíöèÿ).
Áóêîëè÷åñêèå «Èäèëëèè» Ôåîêðèòà: ïîýòèêà ñ÷àñòüÿ
Ôåîêðèò â áóêîëè÷åñêèõ «Èäèëëèÿõ», òùàòåëüíî ïîäáèðàÿ êàæäîå ñëîâî è êàæäûé çâóê, ïûòàåòñÿ îòûñêàòü ìîòèâ ïîäëèííî ÷åëîâå÷åñêîãî ñ÷àñòüÿ. Ïîýò âûñòðàèâàåò ñëîæíûé ìèð âñåëåííîé, ãäå ÷åëîâå÷åñêîå, æèâîòíîå è áîæåñòâåííîå ñëèâàþòñÿ â åäèíîì îáðàçå Ïàíà, êîòîðûé, ïðîæèâàÿ íà ëîíå ïðèðîäû, îùóùàåò ïîëíîå ñ÷àñòüå æèçíè. Äåéñòâóþùåé ñèëîé ïîýòè÷åñêîãî òâîðåíèÿ ÿâëÿåòñÿ Ýðîñ. Îí ïðè÷èíÿåò äóøåâíóþ áîëü, êîòîðàÿ âûêðèñòàëëèçîâûâàåòñÿ â æåì÷óæèíû ïîýòè÷åñêîãî òâîð÷åñòâà. Âñå ýòî ïðåîáðàæàåò ëè÷íîñòü, äàæå èç öèêëîïà äåëàÿ ïîýòà. Ïîýçèÿ Ôåîêðèòà, èñõîäÿ èç êîíöåïöèè Êàëëèìàõà, ÿâëÿåòñÿ èñêóññòâîì æèòü ñ÷àñòëèâî, ãäå ðåàëüíîñòü ìîæåò íàíåñòè ðàíû, íî íå ñïîñîáíà óáèòü.
ñ.373 Les Idylles de Théocrite témoignent dans leur diversité même d’une vive conscience du chaos qui règne dans le monde et de la souffrance désabusée qui ronge l’individu1: comme Camus le fera dire à Caligula, «les hommes meurent et ils ne sont pas heureux»2. Comment retrouver le bonheur perdu et la joie de vivre? Par la magie de la poésie, répond Théocrite dans ses Idylles bucoliques3: l’ἁσυχία, la paix du corps et de l’esprit, s’incarne dans la syrinx de Pan, le dieu-bouc primitif en qui fusionnent animalité et spiritualité. En chantant ses peines d’amour dans une nature complice, le pâtre retrouve l’antique harmonie qui l’unissait au cosmos et au divin. En façonnant les contours subtils de ce qui deviendra le mythe bucolique, le poète explore l’âme humaine et affirme son talent. La paix bucolique prend ainsi une double dimension, existentielle et esthétique.
Une nature complice
Le pâtre vit en symbiose avec une nature familière qu’il connaît, qu’il aime et qui lui donne des repères spatiaux stables et rassurants. L’ombre des arbres, la fraîcheur des sources, le tendre tapis de verdure, la luminosité solaire, la grotte des Nymphes, le chant des oiseaux, éléments traditionnels du locus amoenus4, forment un cadre «aimable et non grandiose»5 qui lui offre la douceur du bonheur dans l’écrin de verdure d’un lieu clos; c’est un «tendre gazon» (VI, 45) auprès d’une fontaine (v. 3), un «orme» à l’ombre généreuse près des statues de Priape et des Nymphes (I, 21—22), un antre habillé de lierre et de fougère (III, 14) «près d’un pin» (v. 38). Des rivières et des sources irriguent ce paysage dans lequel serpentent des chemins pierreux, à l’image de celui dont Simichidas «fait chanter toutes les pierres au choc de (ses) chaussures» (VII, 26). Une simple notation, visuelle ou auditive, suffit pour dessiner le cadre, que le poète n’éprouve pas le besoin de décrire plus ñ.374 précisément. Toutefois, cette simplicité de moyens ne signifie pas artificialité de la nature et cette «pauvreté descriptive», que C. Cusset semble reprocher à Théocrite6, nous paraît relever plutôt d’une technique «impressionniste» où l’art de l’esquisse est au service de l’analyse psychologique. Il ne s’agit pas de décrire la nature dans sa permanence, mais de transcrire par des touches bucoliques les impressions qu’elle produit dans la conscience des personnages7.
Ces notations poétiques permettent en effet à Théocrite de suggérer un sentiment ou un état d’esprit; le paysage bucolique n’est pas seulement «un pur objet poétique», comme l’a montré C. Cusset8; il est aussi un moyen d’exploration de l’âme humaine, offrant un riche répertoire d’images qui concrétisent des caractères et qui tissent tout un réseau d’interpénétrations, voire de dépendances, entre l’homme et la nature9. Ainsi, dans l’Idylle XI, Polyphème, désireux de chanter la beauté de sa Galatée, trouve naturellement dans la réalité pastorale qui est la sienne les éléments de comparaison dont il a besoin: «toi plus blanche à voir que le lait caillé, plus tendre que l’agneau, plus fringante que la génisse, plus luisante que le raisin vert»10, λευκοτέρα πακτᾶς ποτιδεῖν, ἁπαλωτέρα ἀρνός / μόσχω γαυροτέρα φιαρωτέρα ὄμφακος ὠμᾶς (XI, 20—21). Porté par ses sentiments, le Cyclope se laisse aller à l’exagération amoureuse, tandis que, par la structure de la phrase et sa formulation qui rappelle Anacréon ou Sappho11, par le jeu des sonorités et des homotéleutes, ainsi que le rythme mélodieux soutenu par le chiasme médian, le poète transcrit l’excitation lyrique et l’état amoureux causé par l’impact du regard, ποτιδεῖν; les comparaisons disent à la fois la fière beauté de Galatée et l’impossibilité de l’amour de Polyphème qui ne parvient pas à dompter l’orgueilleuse arrogance de cette femme assimilée à la génisse rebelle, μόσχω γαυροτέρα: l’évocation du raisin vert, ὄμφακος ὠμᾶς, oppose le rêve du Cyclope (Galatée, à la belle peau luisante, peut, comme le raisin encore vert, mûrir, changer et se laisser cueillir12) à la réalité (Galatée, raisin vert impropre à la consommation, se refuse à celui qui la poursuit). Sur la vision naïve du personnage qui se réfère à des réalités triviales13 se superpose le regard amusé d’un poète érudit qui caractérise par un écho intertextuel subtil le glissement du raffinement lyrique au prosaïsme pastoral: le chant ñ.375 sapphique «à la mélodie plus douce que la lyre», πάκτιδος ἀδυμελεστέρα, s’estompe chez Théocrite devant la «blancheur plus éclatante que le lait caillé», λευκοτέρα πακτᾶς14, de celle qui porte déjà le lait dans son nom, Galatée… La nature devient ainsi jeu littéraire en même temps que moyen de caractérisation psychologique pour dessiner humoristiquement le portrait d’un Cyclope à la fois ridicule et émouvant.
C’est donc dans leur réalité quotidienne que les pâtres trouvent le moyen de dire, voire de conceptualiser leurs sentiments. Vivant en symbiose avec la nature, c’est également en elle qu’ils prennent logiquement leurs critères d’analyse poétique. Thyrsis et le chevrier, dans l’Idylle I, par exemple, jugent la qualité de leur art par référence à la douceur de la nature: «il est doux, chevrier, le murmure de ce pin, qui chante là à côté de ces sources; non moins doux le chant de ta syrinx», ἀδύ τι τὸ ψιθύρισμα καὶ ἁ πίτυς αἰπόλε τήνα / ἃ ποτὶ ταῖς παγαίσι μελίσδεται, ἀδὺ δὲ καὶ τὺ / συρίσδες (I, 1—3). Et le chevrier répond: «plus doux, ô berger, est ton chant que le bruit de cette eau, qui là s’égoutte du haut de ce rocher», ἅδιον ὦ ποιμὴν τὸ τεὸν μέλος ἢ τὸ καταχὲς / τῆν᾿ ἀπὸ τᾶς πέτρας καταλείβεται ὑψόθεν ὕδωρ (v. 7—8). En quelques touches suggestives qui sollicitent les sens, Théocrite évoque le lieu de la rencontre et crée une atmosphère. La première sensation est auditive: charmée par une douceur inconnue, ἁδύ, l’oreille perçoit un bruissement, ψιθύρισμα, murmure sensuel15 que la conjonction de coordination καί associe au pin, rapproché, par la place des mots, de l’interlocuteur, le chevrier, qui restera anonyme, mais qui se trouve symboliquement inséré entre le substantif, ἁ πίτυς, et le déictique, τήνα, comme pour souligner la relation fusionnelle qui l’unit à l’arbre de Pan. Après avoir ancré le dialogue dans la réalité en nous montrant le pin, Théocrite nous fait voir les sources (v. 2), puis entendre la mélodie de la syrinx du chevrier, συρίσδες, aussi douce, ἁδύ, que la douceur de miel16 du pin, μελίσδεται. Le chevrier répond sous forme de chiasme en renchérissant par un comparatif sur la douceur du chant poétique et de la nature: la roche ruisselante est implicitement assimilée à la syrinx dont elle imite la cascade de notes, tout en restant, comme le pin et les sources, une réalité concrètement marquée par l’emploi réitéré du déictique qui fait entrer le lecteur dans l’intimité des personnages. Par le champ lexical de la musicalité et l’anaphore de l’adjectif ἁδύ, concept essentiel de sa poétique, Théocrite fait fusionner nature et poésie17: le paysage bucolique est un chant vivant qui s’incarne dans la mélodie de la syrinx, en une relation fusionnelle de l’homme et de la nature que suggère l’assimilation finale du chant de Thyrsis à celui de la mythique cigale18, τέττιγος (…) φέρτερον ᾄδεις (v. 148). Ainsi s’éclaire le message existentiel du poète: parce qu’il est étroitement uni à ce paysage à la fois poétique et sacré, comme le suggère le ñ.376 terme πίτυς, que Théocrite a préféré à πεύκη19 et qui évoque la nymphe Pitys aimée de Pan, le pâtre-poète, prophète de la nature, peut seul sentir et dire la présence du sacré qui irrigue le quotidien20 et nourrit le chant bucolique.
Cette élaboration littéraire de la nature va de paire avec une confusion des règnes végétal, animal et humain, caractéristique du mythe bucolique qui idéalise les relations de l’homme et de l’animal en une étroite interpénétration. Le pâtre est uni à son troupeau en un lien à la fois moral et affectif. Soucieux de son bien-être, il veille à ce qu’il ne manque de rien, même si les bêtes ne lui appartiennent pas. Ainsi, Corydon n’hésite pas à mener le troupeau qu’il garde «là où pousse tout ce qu’il y a de bon» (IV, 24—25) ou à «donner une botte d’herbe tendre» à une génisse amaigrie (v. 18) dont il déplore sincèrement la souffrance. De même, avant d’être amoureux de Galatée, le Cyclope prenait plaisir à cueillir du feuillage vert, bien tendre pour ses agnelles (XI, 73—74)21. Car c’est dans les soins quotidiens qu’il dispense à ses bêtes que le pâtre goûte le bonheur, comme Daphnis, le prestigieux bouvier de l’Idylle I, le rappelle en des vers dont la formulation évoque celle de l’épigramme funéraire: Δάφνις ἐγὼν ὅδε τῆνος ὁ τὰς βόας ὧδε νομεύων, / Δάφνις ὁ τὼς ταύρως καὶ πόρτιας ὧδε ποτίσδων (I, 120—121). Outre une certaine jouissance narcissique qui rapproche Daphnis d’Hippolyte, comme le dit Hunter22, il nous semble que l’anaphore de Δάφνις et de ὧδε souligne également l’amertume extrême du bouvier nostalgique de son bonheur passé et victime des tourments qu’Aphrodite lui inflige contre son gré, le privant ainsi de sa liberté et de la paix simple qu’il trouvait dans une vie en symbiose avec la nature et les animaux23; mais, comme souvent dans les Idylles bucoliques, la lecture existentielle n’épuise pas le sens qui ne prend toute sa richesse que dans une interprétation poétique: par le jeu sur les genres qui ouvre l’idylle sur l’épigramme, la tragédie ou l’élégie24 et par l’élaboration rythmique et sonore, Théocrite fait de Daphnis un poète callimachéen25, tout en lui donnant l’envergure d’un maître à penser. D’ailleurs Thyrsis se présente implicitement comme son disciple quand il introduit son chant par une formulation qui évoque celle de Daphnis: Θύρσις ὅδ᾿ ὡξ Αἴτνας, καὶ Θύρσιδος ἁδέα φωνά ñ.377 («Je suis Thyrsis d’Aitna, Thyris à la voix douce»26, v. 65), tout en rappelant, à travers la notion de douceur, ἁδέα, le lien étroit qui unit le pâtre à l’art et à la nature27, au point que les frontières qui séparent l’humain de l’animal ont tendance à s’effacer.
En effet, comme il est habitué à vivre chaque jour avec son troupeau, le chevrier n’hésite pas à reproduire le comportement de ses bêtes, comme Comatas, si heureux d’avoir remporté l’agon qui l’oppose à Lacon qu’il se voit «sauter jusqu’au ciel» (V, 144). Inversement les animaux ont une affection réelle pour leur berger auquel ils témoignent des sentiments presque humains. Les vaches d’Aigon, dans l’Idylle IV, le «regrettent en mugissant», μυκώμεναι (…) ποθεῦντι (v. 12), et «ne veulent plus brouter», οὐκέτι λῶντι νέμεσθαι (v. 14): G. W. Lawall28 voit dans cette relation fusionnelle du pâtre et de ses bêtes une image de l’amour et un moyen d’étude psychologique de l’âme humaine, tandis que R. Hunter29 y lit une dévalorisation de Corydon incapable de comprendre que les vaches ont tout simplement faim! Ces analyses divergentes soulignent les riches possibilités de lectures plurielles qu’offre l’œuvre de Théocrite, construite avec tant de finesse qu’elle permet les approches les plus variées. En effet, l’interprétation de Lawall s’appuie sur la sensibilité des bêtes capables de communiquer avec leur pâtre par la musique, comme l’a montré J. Duchemin30, tandis que Hunter met l’accent sur l’humour du poète.
Cette ambivalence se retrouve dans la hiérarchie bucolique qui place les pâtres — à l’exception du porcher que Théocrite élimine de sa poésie31 — sur une échelle qui va du plus raffiné au plus grossier. Tout en haut se trouve le bouvier; fin musicien et habile poète, il est l’être «le plus évolué»32 et le plus prestigieux, à l’image du mythique Daphnis de l’Idylle I. Maître de lui et de ses sentiments, il sait se montrer convivial et respectueux d’autrui, comme en témoigne l’agon qui oppose «Daphnis le bouvier» à Damoitas, dans l’Idylle VI, mais, étant un être entier, il s’investit parfois de toute son âme, à l’image de Daphnis qui refuse l’amour de la fille jusqu’à la mort. Tout en bas se tient le chevrier, en étroit contact avec la nature, marchant «nu-pieds», νήλιπος (IV, 56), même dans la montagne, spontané, parfois bestial, comme Comatas dans l’Idylle V. Maladroit en amour, il est souvent qualifié de δύσερως, incapable d’aimer, l’adjectif constituant un reproche dans la bouche de Galatée (VI, 7) et même une injure quand Priape, ironique, se moque de ñ.378 Daphnis (I, 86). Quant au berger, il est placé au milieu de l’échelle et n’a pas de caractéristique propre: il peut être élevé au rang du bouvier, comme Thyrsis dans l’Idylle I, ou rabaissé au niveau du chevrier, comme Lacon dans l’Idylle V. Ce schéma de base est bien sûr susceptible de nombreuses variations, en fonction de l’idée que Théocrite veut exprimer. Pour dévaloriser un personnage, il montre un bouvier indigne de son rang; c’est ainsi que, dans l’Idylle IV, il se moque des prétentions artistiques et du désir de gloire d’Aigon, qui néglige ses vaches et méconnaît le bonheur bucolique pour une chimère. A l’opposé, certains chevriers, à l’exemple de Lycidas ou de Comatas dans l’Idylle VII, ont su entrer en consonance avec la nature d’une façon tellement harmonieuse qu’ils atteignent un statut poétique, voire mythique33. En jouant sur les codes bucoliques, Théocrite a des ambitions plus élevées que celles d’un simple jeu de masques: loin de se réduire à la mascarade bucolique, telle que l’a définie R. Reitzenstein34, sa poésie éclaire les multiples facettes de l’âme humaine, tourmentée par les désirs, avilie par les souffrances, soumise à la mort; à cette quête perpétuelle du bonheur, elle apporte une réponse, celle de la paix bucolique dont l’image est artistiquement très élaborée et qui se synthétise dans la figure de Pan.
Pan ou la double facette du bonheur bucolique
Complice des sentiments des personnages, bruissante d’une vie mystérieuse, la nature est le lieu du bonheur et du chant, mais elle est aussi le réceptacle du divin. Habitée par les Nymphes, les «Satyres (et les) Pans35 qui ont de vilaines pattes», comme le dit le vieux de l’Idylle IV (v. 62—63), elle est le domaine de Pan, la divinité majeure des Idylles bucoliques, sur laquelle jurent tous les pâtres36, parce qu’elle est pour eux un repère essentiel et un compagnon qui comprend et partage leurs désirs. Ainsi Lacon affirme «par Pan, dieu des rivages», τὸν Πᾶνα τὸν ἄκτιον (V, 14), qu’il n’a pas volé la toison de Comatas. Loin de faire allusion à une statue ou à un temple particuliers, comme le croit Gow37, l’épithète ἄκτιος renvoie à l’aspect marin de Pan38, le rusé fils d’Hermès capable, par le fumet d’un repas de poissons, de séduire Typhon pour mieux le perdre39, mais elle évoque aussi la technique particulière que, selon Oppien40, les pêcheurs utilisent pour capturer par ruse les sargues qui se rapprochent des côtes, à l’époque de la canicule: ils se déguisent en chèvres, dont l’odeur attire ces poissons, puis ils jettent à la mer «de la farine d’orge rôtie avec de la viande de chèvre» et ils ñ.379 n’ont plus qu’à lancer leurs filets pour attraper en masse les sargues qui se sont dirigés vers cette odeur qui les enchante. La séduction de Pan ἄκτιος est aliénante comme celle que Lacon utilise contre Comatas, qu’il tente de séduire en lui vantant les charmes de son côté (v. 31—34) pour l’obliger à le rejoindre dans l’espoir de remporter sur lui une victoire symbolique et d’avoir ainsi un avantage psychologique dans l’agon qui va l’opposer au chevrier. Le serment par Pan ἄκτιος n’est pas innocent: il renvoie au dieu de la ruse, à celui qui règne sur les chèvres, qui les protège et les chasse à sa guise, maître d’elles comme Lacon voudrait être maître du chevrier Comatas41… Pan est donc une réalité, matérielle et psychologique, dans le monde bucolique théocritéen qu’il marque de son empreinte mystérieuse et sauvage.
Fréquentant surtout la terre aride de la dure Arcadie grecque42, Pan est une divinité primitive qui unit en elle l’animal, l’humain et le divin. Dieu thériomorphe, il est le seul à «monter les chèvres», αἰγιβάτης43, au contraire des autres divinités pastorales qui, dans leur évolution, ont perdu leurs antiques caractéristiques animales44, tel, par exemple, Apollon, peut-être à l’origine un dieu rat guérisseur, qui a pu aussi être associé au loup45, mais qui s’est progressivement «humanisé», spiritualisé en quelque sorte, pour devenir plus simplement le protecteur des champs et des animaux, le maître du chant et de la poésie, connaissant aussi bien le pâturage où paissent ses bêtes, νομός, que les règles de «l’air» musical νομός46. Il en va de même pour Hermès qui passe en général pour le père de Pan à qui il a d’ailleurs donné sa ruse malicieuse et son habileté à tirer profit des ressources de la nature47. Dieu des ovins et des «pauvres hères»48, porteur de la ῥάβδος49, immortalisé dans l’attitude du criophore, il aurait pu occuper la place de Pan dans les idylles bucoliques de Théocrite, d’autant plus qu’il «peut emprunter, par ñ.380 métamorphose, les traits d’un bouc»50. Mais, s’il peut, accidentellement, devenir bouc, il ne l’est pas par nature. Seul Pan est à la fois homme et bête, tout en restant véritablement dieu. Il apparaît ainsi comme l’archétype mythique de l’homme dans toute sa complexité puisqu’à l’élément proprement humain il unit l’animalité de pulsions parfois inconscientes et la spiritualité de cette musique divine par laquelle il sublime consciemment son désir. Selon l’analyse de J. Hillman51, l’aspect physique repoussant de Pan, ses accès de fureur et la peur «panique» qu’il peut provoquer sont à l’image de notre bestialité innée, parfois mal contrôlée; mais son désir pour Syrinx, sublimé par la musique, nous apprend aussi comment dominer cette violence. En Pan se dessinent les trois facettes qui, selon la psychanalyse freudienne, structurent une personnalité: le ça (transcrit, au niveau du mythe, par l’image du bouc), le moi (correspondant à l’aspect humain de Pan) et le surmoi (suggéré par sa nature divine). Parce qu’il est l’image vivante de l’harmonieuse relation qu’entretiennent en lui l’homme, le dieu et l’animal, Pan peut devenir un modèle pour les pâtres.
Il leur propose un bonheur simple dans la jouissance de l’instant, en les invitant à satisfaire leur désir sans complications psychologiques et, au besoin, par la violence, comme il le fait lui-même52. En effet, dans ce monde primitif, les relations amoureuses restent frustes et la logique bestiale, à l’image de ce que le bouc fait aux chèvres: «je désire, donc je prends». C’est ainsi que «le vieux» de l’Idylle IV, «excité», ἐκνίσθη (v. 59), par la «belle aux sourcils noirs», satisfait son désir en «ayant commerce avec elle», ἐνήργει (v. 61). Les verbes employés mettent en avant l’acte sexuel et soulignent la réduction du partenaire à un simple objet de plaisir53. De la même façon, la relation que Comatas a entretenue avec Lacon associe implicitement54 la violence qu’il a fait subir à son compagnon, ἐπύγιζον (V, 41), aux bêlements des chèvres que le bouc «perce», ἐτρύπη (v. 42). Le vocabulaire utilisé, et particulièrement le verbe τρυπάω-ῶ rapproche clairement le chevrier Comatas de son modèle divin, Pan, qui aime à reproduire au niveau humain les gestes animaux; comme le dit Priape, «le chevrier, quand il voit les chèvres se faire saillir, a les yeux qui brûlent de ne pas être lui-même bouc» (I, 87—88), c’est-à-dire pleinement animal, jouissant de la simple satisfaction de son désir, sans souffrances ni complications psychologiques, comme Pan «qui monte les chèvres». Comatas évoque à nouveau ce rapport bestial dans l’agon où il savoure le plaisir de se sentir dieu et maître d’un Lacon réduit à l’attitude passive de la femme. C’est du moins ce que suggèrent les verbes κατελαύνειν ñ.381 (v. 116) qui, dans son sens érotique, n’est utilisé que pour évoquer un rapport avec une femme55, et ποτικιγκλίσδειν (v. 117), à la connotation féminine56. Ainsi, si, comme le dit Stanzel (p. 93), «cet acte unique est pour Comatas un moyen de manifester sa supériorité et sa force masculine», il est surtout l’image du bonheur simple, voire fruste, que propose Pan: jouir de sa virilité en faisant abstraction de tout sentiment. Lacon lui-même partage cette conception de la vie puisqu’il évoque avec plaisir les moments où, «sur les fleurs», il «souille», μολύνει, l’enfant (v. 87), objet soumis à son désir. De même, Simichidas chante un amour purement physique, sans complications sentimentales, comme celui qui l’unit à la courtisane Myrto57 et qui lui apporte la satisfaction d’un désir aussi naturel que celui qui saisit «les chèvres, au printemps», ὅσον εἴαρος αἶγες ἔρανται (VII, 97), et il érige cette conduite en règle de vie pour son ami Aratos, tourmenté par son amour malheureux pour Philinos.
Quand le pâtre refuse ce bonheur bestial qui apaise le corps mais laisse l’esprit insatisfait, il fait encore comme Pan qui, en fabriquant la flûte qui porte son nom, a su sublimer «son désir brûlant», πόθοιο πυρισμαράγου (Syrinx, v. 8): il n’a pas pu posséder Syrinx, pas plus que Pitys ou qu’Echo, mais, en exhalant sa plainte en sons aigus et douloureux, il fait de sa souffrance un chant poétique et, «par ses doux accents», ἁδὺ μελίσδοις58, il charme et il enchante. Aussi la syrinx est-elle «double», à l’image du dieu qui, dans la mythologie hellénistique59, l’a conçue et façonnée. Elle peut exprimer l’ardeur du désir et le plaisir de séduire, «(distillant)» alors «une bonne ivresse; faisant fusionner la terre, la mer, le ciel étoilé dans le tissu de son harmonie, elle relie l’homme aux dieux, soutient l’univers, donne le rythme»60. Mais quand ressort la violence de la frustration, elle se fait plaintive, douloureuse, funèbre et peut même «apparaître parfois comme un instrument de communication avec l’au-delà»61. C’est pourquoi, quand le pâtre est torturé par un amour qui ne s’apaise pas, il lui reste le chant de la syrinx, comme un cri vers les dieux, musique jaillie de son corps possédé par un désir trop intense, mélodie qui dit la souffrance et qui reconstruit le réel dans l’imaginaire de l’art, comme une promesse de paix. Née de Pan, la syrinx est la preuve concrète de la présence du dieu dans le monde des pâtres; elle rythme leurs concours musicaux (cf. I, 3), les aide à dépasser un vécu douloureux et les fait fusionner avec la nature dont elle est issue. Elle ñ.382 est promesse de bonheur, un bonheur d’autant plus véritable qu’il est nourri de la souffrance.
Pan, qui unit en lui bestialité naturelle et spiritualité artistique62, apparaît donc comme l’archétype du monde bucolique, lieu de douceur et de tensions, de bonheur et de souffrance, que Théocrite synthétise dans la figure de Daphnis, le mythique bouvier de l’Idylle I. Heureux de s’occuper de ses bêtes et de jouer de la syrinx, chéri de Pan, des Nymphes et des Muses, Daphnis vivait heureux avant d’être victime d’Aphrodite et d’Eros. Tourmenté par un amour qu’il refuse, il choisit une mort initiatique63 qui fait de lui un symbole poétique64 et une hypostase de Pan65, à qui, à l’instant de sa mort, il lègue sa «syrinx que lie l’épaisse cire, à l’haleine de miel», πακτοῖο μελίπνουν / ἐκ κηρῶ σύριγγα (v. 128—129); par ce don, dont la portée symbolique est suggérée par le double sens de l’adjectif μελίπνους66, il caractérise le plaisir esthétique et émotionnel de cette musique qui détend le corps par sa «bonne odeur» et apaise l’âme par ses «doux accents». En offrant sa syrinx à Pan, Daphnis lui donne son souffle vital67, il se dénude symboliquement pour s’offrir à l’eau qui va le prendre et, en effet, comme le chante Thyrsis, «il (entre) dans le courant; le tourbillon engloutit l’homme qui était aimé des Muses, celui qui n’était pas détesté des Nymphes», χὡ Δάφνις ἔβα ῥόον. ἔκλυσε δίνα / τὸν Μοίσαις φίλον ἄνδρα, τὸν οὐ Νύμφαισιν ἀπεχθῆ (v. 140—141). L’expression ἔβα ῥόον, très ambiguë68, assure au thème de l’eau une large survie dans la littérature pastorale69 et donne à Daphnis un statut mystérieux qui l’impose comme une figure essentiellement bucolique dont Théocrite a façonné la légende70 pour en faire un initiateur et un symbole. En effet, s’il a choisi Daphnis comme inventeur de la poésie bucolique, de préférence à Ménalcas, dont le destin, la figure et la fonction sont pourtant semblables71, c’est aussi pour son lien étroit avec la nature et, plus précisément, le laurier, δάφνη, qui lui a donné son nom, Δάφνις72. Or le ñ.383 laurier est la plante d’Apollon73 et cette allusion fonctionne comme un contre-modèle: face à la «grande» poésie que symbolise ce dieu, Théocrite entend dresser l’humble poésie du βουκόλος Daphnis, comme, à l’intérieur même du monde bucolique, il oppose symboliquement le chevrier Comatas, poète de Pan, à l’apollinien Lacon, dans l’agon de l’Idylle V74. Par le personnage de Daphnis, Théocrite concrétise la dimension essentiellement poétique du monde bucolique, dans lequel tous les pâtres chantent ou jouent de la syrinx, en gardant leurs bêtes elles-mêmes sensibles à la musique75. En façonnant cette figure, il donne à l’univers bucolique la dimension d’un mythe dont la spécificité réside à la fois dans la relation particulière de l’homme avec la nature et les dieux (Daphnis est uni au laurier et il est chéri de Pan et des Nymphes) et dans l’élaboration stylistique du contenu (Daphnis, aimé des Muses, enchante par le chant de sa syrinx). Chaque idylle, amoureusement polie, éclaire une facette de cet univers, jouant sur des contrastes de caractères ou de tonalités qui sont autant d’invites à la création littéraire.
Le monde bucolique se construit en effet sur un ensemble de codes et de symboles qui visent à créer l’image du bonheur dans la simplicité naturelle d’un environnement complice. Il s’agit d’un univers à part, dans lequel, comme le disait Scaliger, «les choses n’entrent (…) que si elles acceptent d’être parlées dans le langage du monde des bergers, que si elles savent s’adapter à ce système de l’imaginaire»76. C’est par l’artifice de l’art que se construit cette nature77, moyen d’exploration de l’âme humaine en même temps que «laboratoire de poésie totale»78 et de recherches sur le langage et le pouvoir des mots. Comme le remarque Harry Berger Junior, «le “naturel” dans la poésie bucolique est déjà un artifice tissé» qui vise à «attirer l’attention du lecteur sur l’art avec lequel le poète prétend être naturel et non sur son “naturel”»79. Les Idylles bucoliques de Théocrite se construisent ainsi sur un incessant mouvement de balancier et une perpétuelle tension entre réalisme80 et symbolisme81, mimétisme et analogie82, ce dont témoigne ñ.384 l’humour raffiné du poète, qui s’exprime, par exemple, dans l’ambigu sourire de Lycidas, καὶ μ᾿ ἀτρέμας εἶπε σεσαρὼς / ὄμματι μειδιόωντι, γέλως δέ οἱ εἴχετο χείλευς, que Hunter83 paraphrase ainsi: «avec une moquerie imperturbable et un œil souriant, il parla et un sourire flottait sur ses lèvres» (VII, 19—20). Par le jeu de l’intertextualité et les effets d’échos érudits, Théocrite assimile Lycidas à Dionysos, qui, dans l’hymne homérique qui porte son nom, atteste de sa supériorité divine sur les brigands qui l’ont capturé par l’indéfinissable esquisse du sourire qui fait pétiller son regard sans même effleurer ses lèvres, ὁ δὲ μειδιάων ἐκάθητο / ὄμμασι κυανέοισι (v. 14—15). La calme supériorité de Lycidas s’exprime dans son sourire, qui caractérise aussi sa malice, ἁδὺ γελάσσας (v. 42 et 128), tout en évoquant implicitement son attachement à la douce musicalité des vers. A ce raffinement poétique s’oppose son apparence physique de chevrier dont les traits sont appuyés jusqu’à la caricature, tandis que le sourire «satyrique» du personnage, σεσαρώς84, souligne sa dimension panique, donc sa part de bestialité. Cette ambiguïté permet les lectures les plus diverses, qui vont d’une approche réaliste à une analyse ironique85. Il s’instaure ainsi, entre le poète, ses imitateurs et ses lecteurs, un dialogue dans lequel l’œuvre devient autonome jusqu’à permettre les réactions et les réécritures les plus variées, dont témoigneront les multiples formes de la pastorale européenne.
Ἁσυχία bucolique et catharsis poétique
L’écho rencontré par l’œuvre de Théocrite s’explique certes par cet érudit mélange des genres et des tons, mais surtout par le fait que chacun des concepts poétiques callimachéens qui constituent la texture poétique et théorique des Idylles se met au service d’une philosophie de la vie: en centrant l’univers bucolique sur des pâtres qui chantent leurs peines d’amour, tout en gardant leurs bêtes dans une nature complice, habitée par le primitif Pan, il apporte une réponse à la souffrance existentielle de l’homme; pour être heureux, il faut retrouver le contact perdu avec la nature et avec ses instincts, symbolisés par Pan. C’est ainsi que Simichidas, dans son chant de réponse à Lycidas, invite son ami Aratos à se détacher de Philinos pour reconquérir sa liberté perdue et goûter «la paix» retrouvée, ἄμμιν δ᾿ ἁσυχία τε μέλοι (v. 126), en laissant libre cours à son désir, sous le regard bienveillant du dieu-bouc que Simichidas invoque à dessein (v. 103—114). Ce n’est pas en effet un hasard si Théocrite a placé la seule occurrence du terme d’ἁσυχία, pourtant essentiel dans sa poétique86, dans un chant qui ñ.385 associe étroitement traditions pastorales et amour87: ainsi, la flagellation avec des scilles, évoquée aux vers 106—108, sert à lutter contre la stérilité animale, mais la «fouettée» de Pan a aussi «probablement un sens érotique» (p. 112); de même les démangeaisons causées par les orties (v. 109—110) suggèrent «l’excitation amoureuse» mais se «réfèrent» également à la «pratique pastorale» qui consiste à fouetter avec des orties les mamelles des chèvres qui refusent la saillie pour leur faire produire du lait (p. 107). Les réalités rustiques et les comportements amoureux s’éclairent mutuellement, comme si les unes ne pouvaient se comprendre sans les autres. Mais, par ce jeu de l’interpénétration des symboles et par la formulation érudite des idées, Simichidas laisse entendre qu’il ne méconnaît pas la complexité de la psychologie humaine: son chant propose une autre réponse à la souffrance que cause Eros et il fonctionne comme un contre-miroir à celui de Lycidas, qui est une invite à sublimer par la poésie la douleur que cause Eros, «le doux-amer», γλυκύπικρον88, à l’universel pouvoir. C’est ce que faisait le Cyclope de l’Idylle XI qui, en chantant sa Galatée, «menait paître son amour», ἐποίμαινεν τὸν ἔρωτα (v. 80), qui s’apaisait grâce à ce «remède», φάρμακον (v. 1)89. Car la syrinx, symbole de poésie, apporte l’ἁσυχία, la paix, en transcendant la puissance négative de l’amour: en elle Pan s’unit aux Muses pour faire de la souffrance une mélodie poétique qui apaise. C’est ce que suggère Lycidas quand, dans son chant, il évoque Comatas allongé «sous le pin ou l’yeuse» et faisant «douce musique», τὺ δ᾿ ὑπὸ δρυσὶν ἢ ὑπὸ πεύκαις ἁδὺ μελισδόμενος κατεκέκλισο, θεῖε Κομᾶτα (VII, 88—89). Par le travail sur les mots, ἐξεπόνασα (v. 51), créateur de cette douceur enchanteresse, ἁδύ (v. 89), que la brièveté de la forme, τὸ μελύδριον (ibid.), met en valeur, Lycidas parvient à dépasser la circularité de son désir pour entrer dans un «monde de tranquillité et de calme»90; en effet, pour échapper à «l’ardent amour (qui le) consume», θερμός γὰρ ἔρως αὐτῶ με καταίθει (v. 56), et le «brûle», ὀπτεύμενον (v. 55), il se projette dans le futur où il imagine son désir satisfait et il rêve à la fête qu’il organisera pour l’heureuse arrivée d’Agéanax à Mytilène (v. 63—82): le réel se trouve reconstruit par le désir et sublimé par le chant qui s’ouvre au mythe pour transcrire le parcours psychologique de Lycidas, qui va de la souffrance à l’apaisement, de la lamentation des «chênes», qui pleurent les tourments mortels de Daphnis (v. 73—77), au «pin» ou à «l’yeuse», qui abritent la «douce musique» de Comatas (v. 83—89). Par le chant, celui de Tityre tout autant que le sien, Lycidas retrouve sa liberté perdue et guérit vraiment de son amour. Comme le remarque G. B. Walsh91, son poème est réellement «un remède au désir et il est efficace car il prend la place de l’amant absent dans le cœur du poète». Au contraire de Polyphème qui trouve son apaisement dans la prise de conscience de la réalité et de la consistance du monde extérieur, Lycidas construit son bonheur, il épure sa passion par la poésie et, ñ.386 dans un univers bucolique apaisé, au sein d’une nature tranquille et agréable, il goûte cette «harmonie spirituelle»92 gagnée par le chant sur l’amour. Ainsi, tout comme Comatas, le divin chevrier dont il chantait le destin, il symbolise l’ἁσυχία et, pâtre-poète, il façonne un univers de beauté…
C’est donc par la douceur et la puissance magique des mots93, servies par l’énumération, la musicalité d’un adjectif ou le rythme mélodieux des phrases, que Théocrite transcrit la beauté plastique du monde bucolique, dont il concrétise la quintessence dans l’image du jardin. Celui de Phrasidamos, à la fin de l’Idylle VII, est un lieu d’harmonie qui sollicite les sens sans les contraindre; «tout favorise le voluptueux état d’âme où la méditation confine à la somnolence»94 et soutient la rêverie poétique de Simichidas dont l’état de quiétude se synthétise dans une notion de bien-être qui englobe tout le paysage, πάντα (v. 143), et qu’une odeur suffit à suggérer, ὦσδε (ibid., avec répétition du verbe). Le jeu des antithèses, des chiasmes et des parallélismes, soutenu par l’ordre signifiant des mots95, concrétise ce bonheur bucolique, tandis que les allusions aux Nymphes de Castalides (v. 148), à Chiron et Héraclès (v. 149—150) ou à Polyphème (v. 151—152) lui donnent une dimension mythique. Lieu de l’ἁσυχία où le réel est vécu à travers le filtre de la mémoire et des sens, le jardin de Phrasidamos est aussi une recomposition littéraire, «un univers artificiel et original»96, qui prétend recréer la nature par l’art, comme le suggèrent les détails descriptifs choisis par Théocrite et utilisés également comme images de la création poétique97, ce qui lui confère une portée générique.
La même dimension, philosophique et poétique, se retrouve dans la coupe du chevrier de l’Idylle I, symbole d’un art de vivre qui est en même temps un art poétique. Les trois saynètes qui la décorent disent en effet la souffrance98 de la vie et le possible bonheur bucolique. Le premier décor (v. 32—38) représente une femme divinement belle, courtisée par deux hommes qui s’épuisent à la séduire et qu’elle regarde tour à tour, «en souriant», γέλαισα (v. 36), comme Aphrodite face à Daphnis, γελάοισα (v. 95). Dans ce jeu immémorial de la séduction, qui dit le pouvoir de la féminité et la dimension agonistique de la virilité, s’exprime la puissance destructrice des divinités de l’amour, qui libèrent les pulsions animales de l’homme en éveillant le désir. Le vieux pêcheur de la deuxième saynète (v. 39—45), qui s’efforce de tirer, non sans peine, sa subsistance de la mer, témoigne, jusque dans le réalisme ñ.387 pictural de l’ekphrasis, de l’esclavage du travail qui maltraite le corps et asservit l’esprit. Le troisième décor illustre la portée positive du πόνος poétique, métaphoriquement transcrit dans l’activité de «tressage» de l’enfant, «figure de la poésie bucolique»99. En effet, ignorant la menace que constituent les deux renards avides, l’un de piller le raisin mûr qu’il doit garder (v. 48—49), l’autre de mettre à sac son déjeuner (v. 50—51), le jeune garçon s’absorbe dans sa tâche, tout à la joie de «tresser une belle cage à sauterelles», «maison»100 poétique d’où s’échappe le chant symbolique des insectes capturés. Unissant le jonc à l’asphodèle, il met le réel au service de son plaisir au lieu d’en être la victime; il lui donne un sens au lieu de le subir, au contraire des deux jeunes hommes ou du vieux pêcheur; il ne le nie pas, comme la jeune femme condamnée par son insensibilité et sa beauté mêmes à n’être que le reflet — amélioré mais artificiel — du réel. C’est pourquoi il est le seul à être heureux et à goûter la paix intérieure. Guidé par le désir et le plaisir de tresser sa cage, il sait laisser sa place à ce désir dont il fait le moteur de la création artistique. En cela il se rapproche de Lycidas et, comme lui, il est un symbole du poète, qui, en façonnant l’harmonieuse beauté du monde bucolique et en créant l’illusion du naturel, retrouve l’innocence de l’enfance101 et le bonheur perdu. Pour être heureux, il suffit en effet de s’adonner à la poésie, en tressant les fils variés d’une inspiration puisée dans l’ondoyante diversité du réel, tout au plaisir de sculpter des vers et de traiter de thèmes nouveaux, plus humbles que ceux qu’a développés Homère. La modeste coupe du chevrier, ancrée dans le monde bucolique, αἰπολικόν, tire sa beauté, θάημα (v. 56), de cette nouvelle source d’inspiration qui lui donne sa pureté, sa «virginité», νεοτευχές (v. 28), ἄχραντον (v. 60)102, tandis que la symbolique du décor végétal qui l’embellit promet l’immortalité dionysiaque au poète capable de chanter les souffrances de la vie. Le lierre s’unit en effet à l’acanthe pour délivrer le même message: l’art concrétisé par cette coupe, la poésie qui la fait exister survivent au temps qui passe, enfantent et, en même temps, dépassent la circularité vitale qui, en un perpétuel recommencement, conduit sans cesse l’humanité de la naissance à la dégénérescence: à l’opora bucolique du jardin de Phrasidamos (VII, 143) fait écho l’opora artistique de la troisième saynète et «la vigne richement chargée, καλὸν βέβριθεν ἀλωά, de grappes» (I, 46) évoque le prunier dont «les rameaux surchargés, καταβρίθοντες, s’affaissent à terre» (VII, 146) pour offrir à Simichidas une même opulence magnifiée par l’art du poète.